jeudi 26 décembre 2013

Pour ou contre l'abolition des privilèges?

Lors d'un repas de famille auquel je participe en ces fêtes de fin d'année, je m'enquiers auprès d'un neveu sur sa situation économique, que ses parents, à ma connaissance, ne peuvent assurer seuls. Ils me répond en effet qu'il prolonge son job d'été en effectuant des extras réguliers dans un restaurant cossu à Paris, en y travaillant trois à quatre fois par semaine "au noir".

Peu surpris d'une pratique qui condamne aujourd'hui plusieurs générations de Grecs à la misère, je lui demande si cela est conforme à ce qu'il pense de la vie en société. Sa première réponse est bien sûr qu'il préfèrerait être déclaré, mais qu'il n'"avait pas le choix"; mais que finalement cela l'arrange bien, car il bénéficie par ailleurs de la sécurité sociale étudiante et ne "croit" pas à la retraite par répartition; puis que "tout le monde" procède de la même manière, et que son cas ne nuit à personne; enfin, que chacun fait ce qu'il peut et que seuls les plus "malins" s'en sortiront.

Sa jeunesse, sa situation sociale, sa méconnaissance des mécanismes économiques, les modèles affichés au plus haut de l'Etat et son insouciance politique sont, pour moi, autant d'excuses à son inconséquence. En revanche, cela m'interroge sur notre responsabilité individuelle, et sur la capacité d'un système à bout de course, à se réformer.

En effet, il aura fallu attendre la nuit du 4 au 5 août 1789, et douze siècles de monarchie, pour que l'Assemblée Constituante vote enfin en France l'abolition des privilèges, sous la forme de la suppression des droits féodaux, et sous la pression des émeutes paysannes qui agitent une grande partie des provinces françaises. L'égalité en droit à la naissance est ainsi reconnue, admise à l'unanimité et légalisée. L'immense fortune du clergé est nationalisée pour renflouer les caisses vides de l'état.

Il faut encore attendre un peu moins de deux cents ans et l'issue de la deuxième guerre mondiale pour que le Programme du Conseil National de la Résistance promulgue le vote des femmes, le suffrage universel, la sécurité sociale et entraine avec lui la nationalisation des grandes banques et industries dont le collaborationnisme est ainsi sanctionné.

Dans les deux cas, c'est la décomposition des forces réactionnaires qui permet le renouveau de la société française, dont tout le monde s'accorde à dire aujourd'hui qu'ils produisirent de grands (les seuls?) progrès sociaux. Dans les deux cas, la priorité est d'établir un intérêt général piétiné par les régimes précédents en déroute, mais toujours à l’œuvre. Dans les deux cas, les forces de droite, monarchiques dans le premier et républicaines dans le second, n'ont de cesse de rétablir les privilèges qu'elles défendent et de combattre l'égalité qu'elles abhorrent.

La crise actuelle du capitalisme, dont les crises économiques et environnementales ne sont que les symptômes, interroge de nouveau l'égalité des hommes face aux pouvoirs, c'est à dire la représentativité des institutions et leur capacité à mener "la vie de la cité".

Car il faut bien admettre que les représentations démocratiques dans les pays occidentaux ont perdu toute légitimité, supplantées par les puissances financières mondialisées qui œuvrent sans relâche à l'appauvrissement des Etats, renforçant très concrètement l'individualisme y compris (et surtout) chez ceux qu'il pénalise le plus.

Exemple: "La France n'a plus les moyens d'accueillir la misère du monde". Cette petite phrase de "bon sens", qui cimentait l'identité nationale de Français "de souche" fauchés par la crise, fédère désormais l'opinion d'une majorité de nos concitoyens. Propagande à la fois mensongère et perverse, qui enclenche simultanément le radicalisme religieux en stigmatisant une population encore plus défavorisée.

Mensongère, car il est aisé de démontrer que l'injustice et la fraude fiscales, le coût du capital des entreprises, et le poids délibéré du service de la dette publique permettraient, en les jugulant, de faire face à la crise économique. Perverse, car elle désigne à la vindicte collective des immigrés provenant de pays où la corruption et les inégalités sont encore plus flagrantes et douloureuses.

Mais cette propagande, issue de l'extrême droite et prolongée par les droites "républicaines" (du PS à l'UMP), qui s'honorent de la régulation de l'immigration jusqu'à la nausée des naufrages de la misère à Lampedusa, ne se heurte à presqu'aucune contradiction. Intellectuels, syndicalistes élus au sein des activités économiques, associatifs confrontés à cette misère quotidienne, associatifs censés lutter contre les discriminations, personnalités politiques de gauche (à l'exception de JL Mélenchon) s'expriment sur le sujet de façon au mieux fragmentaire, au pire moralisatrice, prêtant ainsi le flan à des polémiques dévastatrices et au renforcement des préjugés.

Autre exemple d’invitation à un individualisme forcené: l'idée que l'enrichissement doit être le fruit du travail ou du talent, souvent traduite par la notion de "mérite", et dont les footballeurs professionnels pourraient représenter la caricature. Je reconnais facilement les différences entre les hommes: la diversité humaine est infinie. Mais aucun "mérite" ne peut justifier la fortune des uns et la misère des autres. Car, sinon, ceux qui valorisent la supériorité des uns aux autres n'auraient-ils pas dû défendre l'enrichissement de Nelson Mandela, et combattre la fortune des Rotschild ou des Dassault? Quelle est donc notre définition du mérite?

Comme me le faisait remarquer mon neveu, la malhonnêteté, c'est le mensonge, l'escroquerie ou le vol. Aucun rapport avec le travail dissimulé, assurément... Aucun rapport avec la crise économique, bien évidemment... Aucun rapport avec le sens des responsabilités, certainement...

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